LE VÉGANISME, LA BASE DE LA MORALE

Comme presque tous les vegan que j’ai rencontrés, je ne m’attendais pas, lorsque j’étais plus jeune, à cesser un jour de consommer tous les produits d’origine animale. En fait, en grandissant, même le concept de véganisme était régulièrement l’objet de plaisanteries à la table familiale (il est toujours plus facile de rire de quelque chose que l’on ne comprend pas). Nous faisions des blagues vraiment horribles, telles que : « Quelle est la meilleure chose dans le fait d’avoir un vegan à table ? » Il y avait alors une pause avant que l’un d’entre nous ne dise : « Plus de viande pour nous ! » Depuis que je suis vegan, j’en ai entendu des bien pires, dont la couramment utilisée :« Comment savoir si quelqu’un est vegan ? Ne vous inquiétez pas, il vous le dira ! » Je sais que les gens disent que les vegan n’ont pas le sens de l’humour, mais soyons honnêtes, nous sommes rarement présentés de la meilleure manière.

Quand j’avais environ 12 ans, j’étais en cours d’anglais et mon professeur m’a posé une question du genre : « Que pensez-vous des végétariens ? »J’ai brusquement levé la main en l’air et, lorsqu’on me l’a demandé, j’ai répondu : « Tous les végétariens sont pâles, faibles et maigres. » C’était un peu ironique, car je mangeais de la viande tous les jours et pourtant je faisais partie des plus faibles et des plus maigres de la classe. Je me souviens qu’il y a eu un silence étrangement inquiétant. J’ai regardé mon professeur, m’attendant à entendre : « Bien joué, Edward. Excellente réponse. » Au lieu de cela, j’ai eu droit à une expression perplexe. Je me suis tourné pour regarder une f ille assise derrière moi. Elle était végétarienne, et je me souviens avoir pensé qu’elle validerait ma réponse. Après tout, elle devait savoir mieux que quiconque les compromis qu’elle faisait afin de suivre ses valeurs. Au lieu de cela, j’ai reçu un égard féroce qui m’a fait me sentir très confus. Je n’avais pas l’intention d’être offensant ; j’avais simplement dit ce que je croyais être vrai –ou, plus important encore, ce qu’on m’avait dit être vrai.

En tant qu’enfants, nous sommes incapables de rationaliser et de comprendre les dangers du monde, nous acceptons donc comme argent comptant ce que nous disent nos parents et les figures d’autorité. D’un point de vue évolutif, cela est tout à fait logique. À l’époque préhistorique, on nous disait : « Ne mange pas cette baie », « Évite cet animal », « Ne touche pas au feu », et nous écoutions parce que la confiance en nos communautés était essentielle à notre survie. Enfant, on me disait aussi de ne pas toucher le feu parce qu’il brûlait, on me disait de ne pas parler aux étrangers parce que c’était dangereux, et on m’informait que nous avions besoin de viande pour avoir des protéines. Mais si les porcs, les vaches et les poulets sont des aliments, les chiens et les chats sont des animaux de compagnie. En grandissant, j’ai réalisé par moi-même les risques qu’il y avait à toucher le feu et à parler aux inconnus ; la validation de ces vérités a par conséquent validé tout ce qu’on m’avait dit : les protéines proviennent de la viande, mais seules quelques espèces d’animaux sont comestibles, les autres ne le sont pas. Cette sorte de confiance incontestée devient particulièrement problématique lorsqu’elle perpétue par inadvertance des idées fausses et dépassées qui devraient être remises en question, ou lorsqu’elle conduit au genre d’arguments erronés que j’entends quotidiennement pour justifier la consommation de produits animaux.

À ce moment-là, dans la salle de classe, à l’âge de 12 ans, je ne faisais que régurgiter les informations qu’on m’avait données toute ma vie : si nous arrêtons de manger de la viande, des produits laitiers et des œufs, nous devenons faibles, émaciés, anémiques et finissons par mourir. Je ne m’étais pas demandé si cela était vrai ou faux (c’est faux, si besoin est de le préciser). Plus généralement, la plupart d’entre nous ne s’arrêtent pas pour réfléchir à ce que nous faisons aux animaux ; nous continuons simplement à faire ce que nous avons toujours fait. Mais en vivant de la sorte, nous négligeons la question la plus importante que nous devrions tous nous poser : comment justifier moralement notre exploitation des animaux ?

 

C’EST UNE QUESTION DE MORALITÉ

Il y a tellement de raisons pour lesquelles le véganisme est le meilleur choix. Cependant, l’argument fondamental, celui qui sous-tend tous les autres, est une question de moralité : manger des produits animaux est-il bien ou mal ? Tout contre-argument que vous pourriez entendre doit aborder ce point central. Mais qu’entendons-nous par « bien » ou « mal » ? La philosophie morale est un sujet épineux qui a mobilisé certains des plus grands penseurs du monde depuis l’Antiquité. Il serait facile de s’enliser dans la théorisation, mais, pour nos besoins, il suffit de penser à la moralité en termes de ce que la plupart des gens considèrent comme des valeurs auxquelles nous devrions nous conformer et que nous pouvons tous respecter : le respect, la gentillesse, la générosité, etc.

L’une des valeurs fondamentales les plus pertinentes pour tout argument lié à la consommation de produits d’origine animale est celle de la cruauté :est-il bien ou mal d’infliger inutilement de la douleur et des souffrances à autrui ? Seul un sociopathe dérangé ne serait pas d’accord pour dire qu’être volontairement cruel est moralement mauvais, et bien qu’il puisse y avoir quelques exceptions extrêmes à cette règle (faire souffrir un dictateur meurtrier pour que des millions de ses sujets puissent être libérés a évidemment une valeur utilitaire et est objectivement la bonne chose à faire),ce sont des cas extrêmes. Beaucoup d’entre nous peuvent vivre selon le principe qu’ils devraient essayer d’éviter à tout prix d’être cruels.

C’est dans ce contexte de ce qui est bien et mal, selon nos valeurs fondamentales, que tout argument concernant l’exploitation animale doit être jugé. Après tout, le véganisme est une position éthique contre l’exploitation inutile des animaux ,il ne s’agit pas spécifiquement de régime alimentaire, bien que la nourriture soit la raison principale pour laquelle nous utilisons des animaux. Le véganisme est plutôt une question de justice sociale qui reconnaît que les animaux (non humains) méritent l’autonomie, la considération morale et la reconnaissance que leur vie a beaucoup plus de valeur que les raisons que nous utilisons pour justifier leur exploitation. Bien que tout le monde ne pense pas à la consommation animale dans cette perspective éthique, choisissant plutôt d’ignorer la question ou la formulant en termes de nature humaine ou de normes culturelles, nous pouvons toujours nous demander si c’est la bonne chose à faire et si cela est moral.

Étant donné que les questions de bien et de mal sont généralement occultées par ce qui est légal et illégal, il peut être facile de présumer que ce que nous faisons aux animaux n’est pas si mal. Après tout, si c’était si manifestement mal, ce serait sûrement illégal. Mais la légalité est-elle synonyme de moralité ?Une chose doit-elle être considérée comme éthique simplement parce qu’elle est autorisée par la loi ? Il suffit de regarder le passé pour reconnaître que la légalité n’est pas synonyme de moralité. Après tout, l’apartheid était légal, l’esclavage était légal, tout comme les actes de génocide qui ont eu lieu au cours de l’histoire. Si nous devions souscrire à la croyance selon laquelle la légalité équivaut à la moralité, cela signifierait que le système juridique de chaque pays détermine ce qui est moral, mais ce n’est pas ainsi que nous déterminons ce qui est bien et mal d’un point de vue éthique.


LE CATALYSEUR DU CHANGEMENT

Les choses ont commencé à changer pour moi en mai 2014, lorsque, à l’âge de 20 ans, en parcourant les actualités sur le site de la BBC, je suis tombé sur un article relatant l’accident d’un camion transportant 6 000 poulets lors de son trajet vers un abattoir près de Manchester. J’ai lu l’article et été horrifié de découvrir que de nombreux oiseaux  –environ 1 500 – étaient morts dès l’impact. Mais ce qui m’a encore plus troublé, c’est le fait que des milliers de poulets avaient survécu et étaient laissés sur le bord de la route, blessés (becs et ailes), mutilés et souffrants. C’était la première fois que je me surprenais à éprouver de l’empathie pour les animaux que je consommais et que je commençais à réfléchir au traitement que nous leur réservons d’un point de vue éthique. Il m’a fallu me confronter au fait que ces animaux ont la capacité de souffrir, ce qui, bien qu’évident, ne m’avait jamais effleuré. Cela m’a conduit à éprouver de l’empathie non seulement pour les poulets impliqués dans cet accident, mais aussi pour les poulets qui étaient élevés pour moi. Après tout, eux aussi souffraient. Mais ils souffraient à cause des choix que je faisais.

À cette époque de ma vie, j’étais un accro autoproclamé d’une chaîne de fast-food spécialisée dans le poulet. En fait, je me rendais si souvent dans l’un des restaurants de cette chaîne, qui n’était qu’à dix minutes de marche de chez moi, que les employés connaissaient mon nom et que ma commande préférée arrivait avant même que je ne la commande. Dire que j’aimais leur nourriture serait un euphémisme –je l’adorais et y allais deux fois par semaine ! Ce n’était pas qu’un repas, c’était une part non négligeable de mon identité et de ma vie à cette époque.

Comme la plupart des gens, je me tenais en équilibre précaire sur ces questions :d’un côté, je me moquais des personnes qui ne voulaient pas faire de mal aux animaux, quand de l’autre je me déclarais un amoureux des animaux. Pourtant, à ce moment-là, en lisant le récit de l’accident, j’ai pris conscience de l’absurdité de mon numéro d’équilibriste et je me suis posé un ultimatum :je pouvais soit faire l’autruche, en ignorant les sentiments de culpabilité et d’inconfort que la souffrance d’un animal créait en moi, ou vivre selon les nouveaux principes que je commençais à me forger et changer mon mode de vie.  J’ai opté pour la seconde solution.

J’avais réalisé quelque chose d’important à mon sujet. Mes valeurs n’étaient pas en accord avec mes actions. Je n’étais pas seul. En tant que société, nous sommes majoritairement opposés à la cruauté envers les animaux. La plupart d’entre nous pensent que faire du mal aux animaux est répréhensible. Mais ces mêmes animaux sont soumis à la violence quotidienne dans les fermes et les abattoirs. Alors pourquoi sommes-nous sélectifs dans notre passion pour les animaux ?Et pourquoi ne sommes-nous indignés que par certaines formes de cruauté envers les animaux ?

 

 L’ÉLEVAGE EST UNE FORME DE CRUAUTÉ ENVERS LES ANIMAUX

Si la cruauté est définie comme le fait de causer un préjudice physique ou mental inutile et intentionnel, ce que nous faisons aux animaux doit être considéré comme acte de cruauté. Nous leur coupons la queue, nous les castrons, nous les fécondons de force, nous leur retirons leurs bébés, nous les enfermons dans des cages où ils ne peuvent pas se retourner. Nous les chargeons dans des camions et les emmenons dans des abattoirs où nous leur tranchons la gorge ou les forçons à entrer dans des chambres à gaz – et ce ne sont là que les pratiques standards et légales. Mais ce qui est peut-être encore plus insidieux, c’est que nous ne nous contentons pas d’ignorer que ces actes causent des dommages physiques et mentaux, nous allons jusqu’à les qualifier d’humains.

Je demande souvent aux gens de définir ce que le mot « humain » signifie pour eux. En général, les gens répondent qu’il s’agit de la recherche de la réduction de la souffrance des animaux. Si c’est le cas, alors même selon notre définition subjective du mot, la chose la plus humaine que nous puissions faire pour ces animaux est de ne pas les élever et les tuer inutilement. C’est la seule manière pour arrêter leur souffrance.

Mais pour savoir si ce que nous faisons est objectivement humain, et donc bien ou mal, il suffit de se référer à la définition littérale du mot – avoir ou montrer de la compassion ou de la bienveillance – et d’appliquer les synonymes du mot« humain » aux actes que nous leur faisons subir : est-ce« bienveillant » de mutiler des porcelets ou de séparer des nouveau-nés de leur mère ? Est-ce « gentil » d’élever des poulets, qui sont le résultat d’une sélection génétique intense, qui ne pourront pas se déplacer ou même tenir debout et avoir des organes défaillants ? Et, plus important encore, est-ce de la « compassion » que d’exploiter et, en fin de compte, de prendre la vie d’un animal qui n’a ni besoin ni envie de mourir ? Quel que soit le critère retenu, la réponse à toutes ces questions est non. Et quelles que soient les méthodes d’élevage utilisées, l’abattage sans cruauté est un oxymore, puisqu’il est impossible de prendre la vie d’un animal sans nécessité et contre sa volonté de manière compatissante, bienveillante ou gentille (nous reviendrons sur ce point au chapitre III –voir page XX). Quelle que soit la définition objective de ces mots, nous dirions que ces actions sont non seulement inhumaines, mais qu’elles sont aussi des actes de cruauté, auxquels nous sommes opposés en tant que société – ainsi qu’en tant qu’individus – et que nous devrions donc combattre et dénoncer ces actes. Pourtant, nous ne le faisons pas. Nous soutenons et défendons ces industries, même si cela va à l’encontre de nos valeurs.

Les gens traitent souvent les vegan d’extrémistes, alors que le véganisme consiste simplement à vivre selon le principe que si je suis contre la cruauté, je ferai ce que je peux pour éviter de perpétuer les systèmes qui causent des dommages physiques et mentaux aux animaux. Le fait que nous considérions les tentatives de cohérence morale comme des signes d’extrémisme montre clairement à quel point notre état de dissonance cognitive est ancré. N’est-il pas étrange que nous qualifions ceux qui tuent des chiens d’abuseurs d’animaux, ceux qui tuent des porcs d’êtres normaux, et ceux qui ne tuent ni l’un ni l’autre d’extrémistes ? N’est-il pas étrange qu’une personne qui brise la vitre d’une voiture pour sauver un chien par une chaude journée soit considérée comme une personne héroïque, mais que celle qui sauve un porcelet souffrant dans une ferme soit considérée comme une criminelle ?

 

NOTRE MENTALITÉ EST LE PROBLÈME

L’histoire de l’accident des poulets m’a encouragé à réévaluer ma vision des animaux, à me remettre en question et à réfléchir aux raisons pour lesquelles je mangeais de la viande. C’est ainsi que je suis devenu vegan. Malheureusement, je n’étais pas encore conscient de ce qui arrive aux vaches laitières et aux poules pondeuses, et je ne saisissais pas non plus toute l’ampleur de l’exploitation animale qui a infiltré notre société. À vrai dire, même en tant que vegan, je pensais que les autres vegan étaient trop militants et extrêmes. Cependant, cela a changé environ sept mois après l’accident du camion de poulets, lorsque j’ai regardé un documentaire intitulé Terriens (Earthlings), réalisé par Shaun Monson en 2005.

Le documentaire utilise des séquences filmées en caméra cachée pour montrer ce qui arrive aux animaux dans les fermes, les abattoirs, les laboratoires de recherche, les usines à chiots et autres installations où les animaux sont exploités. Il montre et narre de manière très objective et sans filtre ce qui arrive aux animaux. À un moment donné du documentaire, le narrateur, Joaquin Phoenix (Maxime Ginolin pour la version française), récite une citation du philosophe du XIXe siècle Ralph Waldo Emerson : « Vous venez de dîner, et si scrupuleusement que l’abattoir soit caché dans la gracieuse distance de kilomètres, il y a complicité. » Je me suis senti en colère et frustré contre moi-même en reconnaissant que, même si j’étais vegan, j’étais toujours coupable de perpétuer ces systèmes de violence qui me dégoûtaient tant. Les produits d’origine animale dans mon assiette existaient parce que je payais des gens, même indirectement, pour faire souffrir les animaux. Ce n’est pas parce que le couteau n’était pas dans ma main ou que le sang n’était pas sur mes vêtements que je n’étais pas complice – tout aussi taché de sang, tout aussi coupable.

À la fin du documentaire, je suis allé m’asseoir avec mon hamster Rupert. Il était mon premier vrai compagnon animal – à part Batman, un poisson rouge noir que j’avais quand j’étais enfant – et le premier animal avec lequel j’ai établi un lien profond. Il était merveilleux et a apporté une telle joie dans ma vie. Il était incroyablement mignon, et je lui donnais souvent des friandises pour pouvoir m’asseoir et le regarder saisir la nourriture avec ses petites pattes et essayer de grignoter tout ce que je lui donnais. Alors, pour me remonter le moral, je lui ai donné un petit morceau de brocoli – son mets préféré – et je l’ai laissé s’asseoir dans mes mains pendant qu’il le mangeait.

En le regardant, j’ai repensé à une partie du documentaire dans laquelle un cochon d’Inde est retenu par une personne qui injecte à cet animal sans défense une sorte de produit chimique non divulgué. Ce clip n’est pas aussi dérangeant que la majorité des scènes montrées, dont beaucoup sont d’une brutalité exceptionnelle. Cependant, les similitudes entre Rupert et le cobaye m’ont fait imaginer Rupert faisant l’objet d’expériences, et la peur dans les yeux du cobaye m’a rappelé la peur que j’avais parfois vue dans les yeux de Rupert. Une fois, alors qu’il courait sur le canapé, il n’avait pas prêté attention à ce qu’il faisait et était tombé, atterrissant maladroitement sur une de ses pattes. Il avait alors poussé un cri strident et s’était mis à boiter frénétiquement. Il avait l’air si effrayé et confus.

J’ai pensé à la détresse de Rupert et au fait que la capacité d’un animal à ressentir la douleur est à peu près la même que la mienne. J’ai également pensé à sa personnalité et au fait qu’il avait des goûts et des dégoûts. Par exemple, il aimait le brocoli (qu’il mangeait à ce moment précis), mais il n’aimait pas vraiment le chou frisé. C’était aussi un hamster exceptionnellement paresseux, peu enclin à faire tout ce qui demandait un effort physique important. Il n’aimait pas sa roue, alors je lui avais acheté une balle de course à la place. Mais chaque fois que je l’y plaçais, il se promenait pendant quelques minutes, puis s’arrêtait et sortait la nourriture qu’il avait stockée dans ses joues pour la manger à la place. Une fois qu’il avait fini de manger, il se mettait en boule et s’endormait. Finalement, je lui ai donné carte blanche dans la pièce, je l’ai sorti de sa maison et je l’ai placé sur le sol pour qu’il puisse se promener et faire ce qu’il voulait.

Tout en continuant à regarder Rupert manger son morceau de brocoli, j’ai pensé à tous les animaux qui étaient exploités pour mes besoins, mais qui avaient une personnalité tout comme Rupert. Qui avaient des goûts et des dégoûts, et qui connaissaient la peur et la douleur, la joie et le bonheur. La capacité des animaux à avoir ces expériences subjectives a été soulignée dans le traité de Lisbonne de 2007 de l’Union européenne, qui a déterminé que les animaux sont des êtres sensibles. En 2021, le gouvernement britannique a également annoncé une loi qui reconnaîtrait officiellement la sensibilité des animaux (y compris les animaux d’élevage).

Mais même en dehors de ces déclarations, il a été démontré que les animaux manifestent des émotions, y compris de l’empathie, comme dans une étude où un rat était placé dans l’eau et où un autre rat avait le choix entre tirer un levier pour sauver celui qui était dans l’eau ou tirer un levier pour libérer une friandise en chocolat. À chaque fois, le rat qui avait le choix a tiré le levier pour sauver le rat en détresse, même si cela signifiait renoncer à la friandise. Lorsqu’il n’y avait pas d’autre rat à sauver, les rats se contentaient de tirer le levier qui leur donnait la friandise. Il est intéressant de noter que si le rat ayant le choix des leviers avait été placé dans l’eau auparavant et avait vécu cette expérience, il était plus prompt à aider le rat qu’il avait la possibilité de sauver 1. Cette étude a montré que les rats ont un comportement prosocial et font preuve d’empathie, même dans des situations où ils sont désavantagés.

Une étude a également été réalisée dans laquelle les chercheurs ont hébergé seize groupes de six cochons. Deux des cochons de chaque groupe ont été entraînés à réagir lorsqu’un morceau de musique était joué : l’un à penser que quelque chose de bien allait se produire, l’autre que quelque chose de mal allait se produire. Ils ont ensuite replacé l’un des cochons entraînés dans l’enclos avec les cochons qui n’avaient pas fait d’association avec la musique. Les chercheur sont constaté que les cochons non entraînés faisaient preuve de contagion émotionnelle, réagissant au comportement du cochon qui s’attendait à ce que quelque chose de mal se produise, en montrant des signes de stress 2.

Si les résultats de ces études peuvent nous éclairer sur la complexité des animaux(non humains), les études elles-mêmes sont indéniablement cruelles. En les mentionnant, je ne cautionne pas ces études, qui ont été entreprises pour satisfaire la curiosité humaine et non pour aider les animaux. Après tout, les rats et les porcs ne devraient pas avoir besoin de faire preuve d’empathie pour montrer qu’ils n’ont pas à être exploités inutilement – même si malheureusement le fait qu’ils en fassent preuve n’a rien changé à leur situation.

Il est ironique de constater que nous croyons souvent que l’empathie et les émotions complexes n’existent réellement que chez les humains, mais que nous ne parvenons pas à éprouver de l’empathie pour les animaux qui souffrent à cause de nous. Le primatologue Frans de Waal qualifie le déni de ces émotions et de ces capacités chez les animaux non humains d’ « anthropodenial 3 »(venant des termes « anthropologie » et denial, terme anglais signifiant « déni »), un terme qu’il a inventé pour décrire le comportement consistant à ne pas tenir compte de la complexité des autres animaux. Comme il le dit : « Quiconque veut démontrer qu’un singe chatouillé, qui s’étouffe presque dans ses rires rauques, doit être dans un état d’esprit différent de celui d’un enfant chatouillé, a du pain sur la planche 4. »

Mais ce déni de l’intelligence d’un animal est l’une des principales défenses dont nous disposons pour justifier ce que nous leur faisons, car des études ont montré que les gens trouvent moralement plus répréhensible de manger des animaux caractérisés comme étant « intelligents », et qu’il existe une forte corrélation négative entre l’intelligence perçue d’un animal et sa comestibilité 5. En croyant que les humains sont exceptionnels, il est plus facile pour nous de nier l’animalité des humains mais aussi l’humanité des animaux non humains, et si nous devions remettre en question l’idée de ce que nous classons comme étant des traits exclusivement humains, cela remettrait fondamentalement en question la façon dont nous traitons et interagissons avec les autres animaux.

Ainsi, en regardant Rupert manger, j’ai pensé à tous les autres animaux incarcérés dans des fermes, des cages et des abattoirs, à qui l’on refuse toute autonomie, dont le corps n’est rien d’autre qu’une marchandise, un objet dont nous dédaignons la personnalité et  dont nous traitons la vie avec tant de mépris. J’ai essayé d’imaginer quelqu’un faisant du mal à Rupert et de ce que cela me ferait ressentir. Quel droit avais-je d’infliger de la douleur et de la souffrance à d’autres êtres vivants, surtout à ceux qui avaient les caractéristiques  et les traits de caractère que je tenais en si haute estime en ce qui concerne Rupert ?

J’ai alors considéré le prix pour lequel j’avais acheté Rupert : dix livres (£)– c’était la valeur que l’on avait attribuée à son existence. Une si petite somme. En achetant Rupert, je l’avais traité comme une marchandise et pourtant, à mes yeux, il n’était pas un objet sur lequel un échange d’argent pouvait constituer une propriété. Mais si Rupert n’était pas une marchandise, alors pourquoi un autre animal le serait ? Pourquoi d’autres animaux se verraient-ils refuser leur autonomie ?

C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’être vegan n’était pas suffisant. J’ai compris que le problème de l’exploitation animale dépassait de loin l’achat de viande et qu’il s’agissait plutôt d’un problème fondamental lié à la façon dont nous envisageons notre relation avec les autres formes de vie sensibles. La consommation n’est qu’un symptôme. Le vrai problème est notre mentalité, une mentalité qui juge certaines vies moins importantes en raison du plaisir que nous éprouvons à consommer leur chair ou à porter leur peau. Nous avons laissé nos capacités physiques et intellectuelles faire de nous des tyrans sur toutes les autres espèces de cette planète. J’ai déjà entendu dire que pour les animaux, nous sommes les démons de cette planète et que ce monde est leur enfer, un lieu d’asservissement et de souffrance. Je ne vois aucune raison rationnelle pour laquelle ce ne serait pas le cas.

 

LA DIFFÉRENCE MORALE ENTRE UNE TIGE DE BROCOLI ET UNE GORGE DE PORC

Ceux qui se prononcent en faveur de la consommation d’animaux vont souvent utiliser l’argument que les animaux sont moins intelligents, manquent de capacités cognitives par rapport aux êtres humains, et sont incapables de faire preuve du même niveau d’organisation et de responsabilité ou de s’engager dans des contrats sociaux, soit qu’il est donc moralement acceptable de les exploiter. Cependant, croyons-nous réellement que l’intelligence devrait définir la valeur de la vie ou que le fait d’être plus intelligent qu’une autre personne nous donne le droit de lui nuire et de l’exploiter ? Il est inquiétant de constater que ce raisonnement pourrait également être utilisé pour justifier le fait de nuire aux enfants humains et aux personnes souffrant de troubles cognitifs parce qu’ils sont également dépourvus de ces capacités. Heureusement, non seulement nous continuons à penser que ces personnes méritent une considération morale, mais nous leur accordons souvent une attention particulière en raison de leur faible niveau de cognition et d’autonomie. Le fait que nous justifions simultanément le fait d’accorder moins de considération aux animaux pour les mêmes raisons est un autre exemple de l’incohérence avec laquelle nous appliquons notre cadre moral.

Même si nous vivions vraiment selon la philosophie selon laquelle l’intelligence définit la valeur de la vie, nous n’élèverions pas les animaux comme nous le faisons. Par exemple, il a été démontré que les cochons sont au moins aussi intelligents que les chiens, si ce n’est plus. Pourtant, nous aimons une espèce, nous accueillons l’un de ses membres dans nos foyers, nous lui donnons un nom et nous ressentons de la peine lorsqu’il meurt, tandis que nous agrafons des étiquettes numérotées dans les oreilles de l’autre espèce, nous traitons ses représentants comme des objets interchangeables, puis nous payons pour leur mort et les négligeons. Beaucoup de gens vont même jusqu’à se moquer de ceux qui pleurent la mort des animaux de ferme. Nous transformons une espèce en cendres pour nous souvenir de sa vie et la chérir, et nous transformons l’autre en excréments. De plus, si nous croyions vraiment que l’intelligence définit la valeur de la vie, nous serions tous vegan, car les plantes que nous consommons sont, de manière quantifiable, moins intelligentes que les animaux que nous mangeons.

Cela dit, certaines personnes prétendent que manger des plantes est moralement identique à manger des animaux, puisque les deux sont des organismes vivants. Cependant, si les plantes sont vivantes et capables de faire des choses étonnantes, leur intelligence n’équivaut pas à la sensibilité, et cela ne signifie pas non plus qu’elles ressentent des expériences subjectives ou peuvent ressentir la douleur. Une plante est dépourvue de système nerveux central, de cerveau et de récepteurs de la douleur. Ainsi, alors que les animaux répondent aux situations, les plantes réagissent. C’est pourquoi la Vénus attrape-mouche ne se referme pas seulement autour des mouches, mais autour de tout ce qui déclenche les stimuli de pression sur son piège. Les animaux, quant à eux, réagissent consciemment aux situations dans lesquelles ils se trouvent. C’est pourquoi ils ne se contentent pas de manger quelque chose parce que vous essayez de le leur donner.

De plus, en raison de la nourriture utilisée pour les animaux et du fait que l’élevage est la première cause de déforestation 6 et de perte d’habitat 7, plus de plantes sont tuées dans la production d’aliments omnivores que d’aliments vegan. Ainsi, même si nous croyons que les plantes souffrent ou qu’elles méritent une considération morale du fait qu’elles sont vivantes, nous serions quand même moralement obligés d’être vegan. En fin de compte, les personnes qui disent qu’il est hypocrite de manger des plantes mais pas des animaux essaient de se convaincre qu’il n’y a pas de différence morale perceptible entre le fait de couper une tige de brocoli et d’égorger un porc.


NOS PAPILLES GUSTATIVES VALENT-ELLES PLUS QUE LEUR VIE ?

Avec l’ampleur et la gravité de la violence que nous perpétuons à l’encontre des animaux, on pourrait supposer que la raison pour laquelle nous faisons cela doit être fondée sur un acte profondément regrettable mais intrinsèquement nécessaire à notre survie. Pourtant, une fois que nous avons reconnu que nous n’avons pas besoin de consommer des produits d’origine animale pour être en bonne santé, la principale raison pour laquelle nous continuons à le faire est que nous aimons les manger. Nous apprécions le goût du steak, du bacon et du fromage, et ce seul fait est sans doute l’explication la plus convaincante quant aux traitements que nous réservons aux animaux. Même si beaucoup d’entre nous ne le réalisent pas, en plaçant le goût au cœur de notre justification de la consommation de produits animaux, nous disons essentiellement que notre plaisir est plus important que toute considération morale. Je peux penser à de nombreuses situations dans lesquelles un oppresseur ressent un plaisir sensoriel aux dépens d’une victime, mais ces actions ne sont en aucun cas rendues plus acceptables pour cette raison. Alors pourquoi le fait que nous apprécions le goût de ces produits rendrait-il justifié ce que nous faisons aux animaux ?

Je pense qu’il est peu probable que l’un d’entre nous croie réellement que le plaisir sensoriel devrait être considéré comme une norme permettant de juger de la moralité de nos actions. Cela reviendrait à dire que nos papilles gustative sont plus de valeur que la vie et les expériences subjectives d’un être sensible. Mais la réalité est que lorsque nous mangeons l’un de ces produits, y compris les produits laitiers et les œufs, un animal a déjà été tué pour le produire ou est en train d’être exploité et finira par être tué, et il n’y a aucune justification morale qui rendrait acceptable cette priorité du goût sur la vie. Le fait que notre plaisir pour ces produits ne dure qu’une quinzaine de minutes, soit le temps qu’il nous faut pour prendre un repas, ne fait que banaliser davantage l’idée que le plaisir sensoriel soit une justification morale. Il est inadmissible que des milliards d’êtres sensibles voient leur vie remplie de souffrance et qu’elle leur soit enlevée par la force pour de fugaces moments de plaisir. Des vies oblitérées pour des repas que nous mangeons puis oublions.

Cet argument devient encore plus déraisonnable si l’on considère qu’il existe déjà tant d’excellents substituts et aliments d’origine végétale, notamment les hamburgers, les saucisses, les glaces, le lait, le chocolat et même le fromage(oui, il existe de très bons fromages vegan, je vous le promets). Pour presque tous les produits d’origine animale que nous appréciions auparavant, nous n’avons même pas besoin de renoncer au goût, car il existe une gamme toujours plus large de délicieuses alternatives.

 

NOS DIFFÉRENCES IMPORTENT PEU

Au centre des justifications morales que nous utilisons pour défendre la consommation d’animaux se trouve la notion de « spécisme », un terme inventé en1970 par Richard Ryder, un ancien vivisectionniste devenu défenseur des droits des animaux. Le terme a ensuite été popularisé en 1975 par le philosophe Peter Singer dans son livre La Libération animale. Singer définit le spécisme comme étant « un préjugé ou une attitude de partialité en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et contre ceux des membres d’autres espèces ». En d’autres termes, un préjugé selon lequel il est normal de favoriser le désir d’un humain de manger un sandwich au bacon plutôt que celui d’un cochon de ne pas être tué dans une chambre à gaz.

Favoriser sa propre espèce dans une situation où l’on doit choisir entre sauver un membre des a propre espèce ou d’une autre – par exemple, choisir de sauver un enfant humain plutôt qu’un chien d’un incendie – pourrait, bien sûr, être moralement justifié. Mais cela ne justifie pas le spécisme ou le fait de faire arbitrairement du mal aux animaux non humains. De même, face à une décision inévitable entre laisser vivre un jeune enfant ou un être humain de 95 ans, favoriser l’enfant dans cette circonstance ne justifie pas l’âgisme ou le fait de laisser les personnes âgées souffrir ou mourir inutilement.

L’un des principaux problèmes de la mentalité spéciste est qu’elle crée des distinctions arbitraires entre les différentes espèces d’animaux, par exemple entre les chiens et les porcs. Plus important encore, elle crée un état d’esprit de discrimination qui, à son tour, peut faciliter l’exploitation. Elle pousse l’idée de la supériorité de l’homme à l’extrême, au point que des désirs humains insignifiants et inutiles sont moralement autorisés, comme le fait d’écorcher des animaux pour en faire une veste en fourrure ou en cuir, de forcer les animaux à aller à l’abattoir pour un sandwich, ou de séparer les veaux nouveau-nés de leur mère pour que les humains puissent avoir du lait à boire.

Il est important de noter que les antispécistes reconnaissent que les humains et les non-humains sont très différents à bien des égards, notamment en ce qui concerne nos formes physiques, notre intelligence et notre sociabilité, entre autres choses. Cependant, ce ne sont pas les différences qui sont pertinentes lorsqu’il s’agit de décider si les non-humains sont moralement importants, mais plutôt les similitudes – plus fondamentalement la sensibilité, c’est-à-dire la capacité de ressentir et d’expérimenter de manière subjective. Si c’est la sensibilité qui rend les animaux humains dignes de considération morale, alors c’est aussi la sensibilité qui rend les animaux non humains dignes de considération morale.

Même si nous devions croire qu’il existe une distinction morale entre un humain et un non-humain, cette distinction n’est certainement pas significative au point de justifier la torture et le massacre inutiles de centaines de milliards d’animaux chaque année. En fait, toute valeur morale devrait interdire l’acte d’abattage, et la réalité objective que les animaux peuvent souffrir et avoir des expériences subjectives retire immédiatement toute notion d’acceptabilité lorsqu’il s’agit de les exploiter.

Cependant, le spécisme est tellement ancré et normalisé dans notre société que nous ne le considérons même pas comme un problème. De nombreux humains considèrent les animaux non humains avec si peu de considération que le concept même d’animaux méritant une considération morale est considéré comme offensant, car ils pensent que le fait de reconnaître que d’autres animaux méritent également des droits fondamentaux est en quelque sorte avilissant pour l’espèce humaine. Les gens se moquent souvent de ceux qui soulèvent ces questions, mais il est bien sûr beaucoup plus facile de se moquer de l’idée que les animaux ont des droits fondamentaux que de regarder un morceau de steak dans une assiette et de tenter de justifier pourquoi les animaux ont si peu de valeur qu’ils peuvent être égorgés, simplement parce que nous aimons manger un morceau de leur corps.

En fin de compte, il est important que nous reconnaissions que nous avons un pouvoir moral et que nous sommes capables de rationaliser et d’examiner nos décisions. Au lieu de considérer que tuer des animaux est une condition préalable à la survie, comme c’est le cas pour certaines espèces d’animaux sauvages, nous pouvons (et devons) nous tenir pour responsables lorsque nous prenons des décisions relatives à ce qui est bien ou mal.

Certaines personnes pensent qu’être vegan signifie qu’il faut être un amoureux des animaux ou quelqu’un qui fait tout son possible pour être gentil avec les animaux. Mais ce n’est pas un acte de bonté que de ne pas blesser inutilement quelqu’un. Si nous marchons dans la rue et que nous ne donnons pas de coup de pied à un chien, ce n’est pas un acte de bonté. De la même manière, éviter de forcer les animaux à entrer dans des chambres à gaz, des broyeurs et des chaînes d’abattage n’est pas un acte de bienveillance : c’est un acte de justice et de respect pour la considération morale fondamentale que tous les animaux méritent.